CHRONIQUES

L’interculturel et le gué

Expatriation d’un Educateur Spécialisé au Ladakh : à propos de l’interculturel et d’un gué

Dans un environnement climatique, géologique, religieux et social radicalement différent du sien, la question de l’interculturel traverse chaque regard, chaque pas, chaque rencontre. L’Educateur expatrié se trouve ainsi placé dans une situation comparable à celle décrite par Claude Lévi-Strauss[1].
En effet, pour définir la spécificité de la position (terme si cher aux travailleurs sociaux) de l’ethnographe, Lévi-Strauss commence par opposer deux grands types d’étudiants. D’un côté, les étudiants de droit et de médecine seraient à la recherche d’un « métier », c'est-à-dire « d’une position déjà prise dans le système des fonctions sociales ». De l’autre côté, les étudiants de lettres et de sciences rechercheraient quelque chose « oscillant entre la mission et le refuge ». Il caractérise ces seconds par « une sorte de refus qu’il(s) oppose(nt) aux exigences du groupe ». Je me retrouve dans cette formule ; et j’ose penser que de nombreux travailleurs sociaux aussi : ne sommes-nous pas révoltés par les exigences qui produisent l’injustice sociale, n’aspirons-nous pas à autre chose qu’une vie égoïste d’accumulation de richesse ?

Pour Lévi-Strauss, l’ethnographie correspond, dans cette opposition, à l’aspect le plus abouti de l’engagement.

La différence essentielle serait que le travailleur social, contrairement à l’ethnographe, cherche à agir sur le groupe social désigné par les pouvoirs publics et sur son groupe d’origine. Or, pour Lévi-Strauss, la position d’ethnographe n’est pas celle d’un simple observateur. Pour dépasser les contradictions intrinsèques à celle-ci (critique envers son groupe d’origine et conformisme pour les autres ; volonté d’améliorer son système social qui amène à perdre son objectivité ; rigueur scientifique qui conduit à un quasi nihilisme), il propose une « issue ». Améliorer les connaissances des autres groupes permettrait de se détacher du sien et de dégager des principes de vie sociale, ce qui constituerait un moyen puissant pour réformer son propre groupe. L’ethnographe est donc aussi un acteur, certes dans et sur un autre type d’action que le travailleur social, mais dans une démarche relativement proche.

En tout cas, n’ayant ici aucune activité de travail social, je me trouve dans une position d’autant plus proche de celle de l’ethnographe. Dans ce sens, ce qui m’interpelle le plus est la différence, non, le torrent qui sépare le rapport au temps de mon groupe social d’origine de celui des ladakhis.
Dans le rapport au temps de ces derniers, la maîtrise laisse les rênes à l’adaptation. Prendre son temps, ou plutôt lâcher son temps. Laisser le temps prendre son temps. Accepter le temps que nécessite toute entreprise. Attendre. Improviser. Et donc vivre pleinement l’instant présent, l’impermanence étant ici constamment palpable : demain, ou tout à l’heure, il n’y aura peut-être plus d’électricité, ou d’eau ; la route sera peut-être coupée, etc.

Pour autant, le caractère très sage de cette attitude[2] ne peut occulter le fait qu’elle induit aussi des conduites d’apathie et de soumission aux aléas de la vie. Un exemple : lors d’un trajet en bus, nous arrivons à un gué dans lequel est bloqué un camion. Une vingtaine de jeeps (donc une trentaine d’hommes) est arrêtée de part et d’autre du gué, et ce depuis la veille. Tout le monde attend. Patiemment. Passivement. Rien n’a été tenté. Nous, passagers du bus (femmes du programme artisanat dans lequel travaille ma fiancée[3], celle-ci, coordinateurs et moi), travaillons une demie heure à créer un nouveau passage. Nous passons.

Il ne s’agit donc pas d’adhérer sans restriction à  l’attitude d’une autre culture, ou au contraire de la rejeter par ethnocentrisme. Cette attitude autre, ici le rapport au temps, peut être une source d’inspiration et de questionnement. En effet, chez nous, dans nos agendas surchargés, quelle place est donnée, ou juste laissée, à l’improvisation ? Dans notre désir d’instantanéité, dans notre stress né de la volonté de tout faire le plus vite possible, quelle place est donnée à la maturation ?

Ainsi, entre ces deux cultures, la mienne et celle des ladakhis – ou entre celle des désignés/ extra ordinaires et des non désignés/ordinaires, il ne s’agirait pas de se représenter la différence comme un torrent, mais de chercher à créer des gués.


[1] Lévi-Strauss Claude (1955), Tristes Tropiques, Plon coll. Terre Humaine/Poche (réed. Oct. 2009). L’analyse et les citations proviennent de la 2ème partie « Feuille de route »  - VI Comment on devient ethnographe (notamment pp. 56-57) ; et de la 9ème partie « Le Retour » - XXXVIII Un petit verre de rhum (notamment p. 462 et p. 470).
[2] Lewin Kurt, La dynamique de groupe, désolé, je n’ai pas amené tous mes cours, je n’ai pas les références avec moi.
[3] Voir une future chronique